La beauté fascine l’humanité depuis l’Antiquité. Philosophes, artistes et scientifiques ont tenté de percer son mystère, soulevant une question fondamentale : la beauté réside-t-elle dans l’objet contemplé ou dans l’esprit de celui qui contemple ? Cette interrogation, loin d’être résolue, trouve aujourd’hui un éclairage nouveau grâce aux neurosciences.

Le grand débat philosophique : objectivité contre subjectivité

Depuis le VIe siècle avant notre ère jusqu’au XVIIIe siècle, la plupart des philosophes occidentaux défendaient une vision objectiviste de la beauté. Pour Platon et Aristote, les choses étaient belles lorsqu’elles respectaient certaines formes mathématiques. Aristote affirmait dans sa Métaphysique que « les principales formes de beauté sont l’ordre, la symétrie et la définition ». Cette conception classique, incarnée par le Canon du sculpteur Polyclète, établissait que la beauté pouvait être reproduite de manière fiable en respectant des proportions objectives.

C’est avec les philosophes des Lumières que la perspective s’inverse. David Hume écrit en 1757 : « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes : elle existe uniquement dans l’esprit qui les contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. » Cette formule célèbre — « la beauté est dans l’œil de celui qui regarde » — pose les fondements du subjectivisme esthétique.

la beauté est-elle sujective ?

Ce que les neurosciences nous révèlent

Les recherches récentes en neuroesthétique offrent une perspective conciliatrice. Selon Aleem et ses collaborateurs (2019), l’objectivité et la subjectivité de la beauté émergent toutes deux de mécanismes cérébraux utilitaires, mais à des échelles temporelles différentes : l’objectivité se construit à l’échelle de l’évolution (elle est donc rigide et universelle), tandis que la subjectivité se façonne par l’apprentissage par renforcement (elle est flexible et individualisée).

La théorie de la fluidité du traitement

La processing fluency theory constitue un pilier de la neuroesthétique contemporaine. Elle postule que plus un stimulus est facile à traiter cognitivement, plus la réponse esthétique sera positive. Certaines caractéristiques visuelles — symétrie, équilibre, complexité modérée — disposent de circuits neuronaux dédiés, fruits de notre évolution. La symétrie, par exemple, active des zones spécifiques du cortex extrastrié, permettant un traitement rapide et « fluide ».

Pourquoi ces caractéristiques sont-elles hédoniquement marquées ? Parce qu’elles ont une valeur adaptative. La détection du déséquilibre visuel nous alerte sur les anomalies potentiellement dangereuses ; la symétrie faciale signale une bonne santé génétique. L’évolution a donc associé des récompenses neurologiques à ces traits, créant une préférence universelle.

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Les circuits cérébraux de l’appréciation esthétique

Une méta-analyse de 93 études en neuroimagerie révèle que l’appréciation esthétique — qu’elle soit visuelle, gustative, auditive ou olfactive — active un réseau commun : le cortex orbitofrontal (intégration multisensorielle et valeur de récompense), l’insula antérieure (intéroception et attribution de valence) et les ganglions de la base (prédiction et apprentissage). Ces structures, intimement liées à l’apprentissage des valeurs en général, suggèrent que l’appréciation esthétique partage ses mécanismes avec les processus décisionnels quotidiens.

La beauté physique : universaux et variations

Les constantes universelles

La thèse de Glenis (2021), menée sur la Chicago Face Database et la 10k US Adult Faces Database, identifie plusieurs caractéristiques faciales objectivement associées à l’attractivité masculine :

La symétrie demeure l’un des prédicteurs les plus robustes, confirmée par des études transculturelles incluant des populations occidentales et non-occidentales. La hauteur des pommettes (distance mi-joue/menton divisée par la longueur du visage) et la largeur bi-zygomatique du visage apparaissent comme les variables physiques les plus influentes. Le ratio fWHR (largeur/hauteur du visage), associé à la masculinité et à la dominance, joue également un rôle, avec un optimum situé entre 1,8 et 2.

Fait remarquable : l’étude démontre que l’origine ethnique n’est pas significativement corrélée à l’attractivité, suggérant l’existence de standards transculturels.

Le mythe du nombre d’or

Contrairement à une croyance répandue, les « proportions dorées » du visage (ratio 1:1,618) n’expliquent qu’une fraction minime de l’attractivité (moins de 10% de la variance). Les recherches de Rossetti et al. (2013) et Kiekens et al. (2008) confirment que la plupart des ratios faciaux associés à l’attractivité diffèrent du nombre d’or. Si certains ratios spécifiques (comme l’épaisseur des lèvres proche de 1,6 fois la distance du philtrum) montrent une corrélation, leur impact réel reste modeste.

le nombre d'or comme déterminant de la beauté

Les limites de l’apparence

Point crucial : les caractéristiques physiques n’expliquent qu’environ 25 à 28% de la variance de l’attractivité perçue. En revanche, les variables psychologiques — perception de masculinité, féminité, traits juvéniles, intelligence apparente — expliquent près de 60% de cette variance. Autrement dit, ce que nous percevons de la personnalité d’un visage compte davantage que ses mensurations objectives.

La beauté intérieure : un phénomène mesurable

Les données empiriques confirment l’intuition populaire : la « beauté intérieure » n’est pas qu’une métaphore. Les visages perçus comme exprimant la gentillesse, l’intelligence ou la confiance reçoivent systématiquement des scores d’attractivité supérieurs. La théorie de la néoténie explique en partie ce phénomène : nous préférons les partenaires aux caractéristiques juvéniles (grands yeux, petit nez, lèvres pleines), signalant jeunesse et santé.

Fait intéressant : les variables « masculin » et « féminin » sont toutes deux positivement corrélées à l’attractivité masculine. Cela suggère qu’un visage doit s’éloigner de la moyenne — vers plus de masculinité ou plus de féminité — pour être perçu comme attractif. L’ordinaire, paradoxalement, n’attire pas.

L’effet de halo : quand la beauté influence tout

La recherche documente abondamment l’effet de halo : les personnes attractives bénéficient d’avantages systémiques dans presque tous les domaines de la vie. Elles sont perçues comme plus intelligentes, plus compétentes, plus dignes de confiance. Elles obtiennent plus facilement des entretiens d’embauche, négocient de meilleurs salaires, reçoivent des peines plus clémentes devant les tribunaux, et même — selon Hamermesh et Abrevaya (2013) — se déclarent plus heureuses.

Cette réalité, documentée par des décennies de recherche, souligne que la beauté, loin d’être superficielle, constitue un véritable capital social aux conséquences tangibles.

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Les variations culturelles et individuelles

Si certains traits sont universellement appréciés, leur pondération varie selon les cultures. Une étude comparant étudiants britanniques et égyptiens montre que ces derniers attribuent des notes plus élevées à toutes les formes de symétrie, mais préfèrent des versions moins complexes. De même, les préférences pour la fractalité visuelle diffèrent entre populations européennes, africaines, nord-américaines et centre-asiatiques.

Ces différences s’expliquent par l’apprentissage culturel. Notre cerveau apprend à valoriser ce que notre environnement social récompense. Les circuits de l’apprentissage par renforcement — impliquant le cortex orbitofrontal et les ganglions de la base — ajustent continuellement nos préférences esthétiques en fonction des retours sociaux. Ainsi, ce que nous trouvons beau reflète en partie les valeurs de notre culture d’origine.

Les différences individuelles émergent également des états motivationnels. Les recherches suggèrent que les personnalités plus enclines au risque développent une préférence accrue pour la complexité visuelle. Notre histoire personnelle, nos expériences, notre tempérament façonnent notre position unique dans ce que les chercheurs appellent « l’espace neuroesthétique ».

Cultiver sa propre beauté : implications pratiques

Ces découvertes offrent des perspectives concrètes. Puisque les traits psychologiques perçus comptent davantage que les mesures objectives, cultiver une expression faciale confiante, bienveillante et authentique peut avoir plus d’impact que n’importe quelle intervention esthétique.

L’estime de soi joue un rôle crucial : les femmes qui se perçoivent comme attractives montrent une préférence accrue pour la symétrie et la masculinité chez leurs partenaires potentiels, suggérant une confiance dans leur capacité à attirer des partenaires de haute qualité. La perception que nous avons de nous-mêmes influence donc nos propres critères esthétiques.

Prendre soin de son corps — exercice, alimentation, repos — reste pertinent, non pour atteindre un idéal mathématique, mais parce que la santé transparaît dans l’apparence et influence positivement les perceptions sociales.

En résumé : 

La beauté n’est ni purement objective ni entièrement subjective : elle est les deux simultanément. Nos cerveaux, façonnés par des millions d’années d’évolution, partagent des biais esthétiques fondamentaux — préférence pour la symétrie, l’équilibre, certaines proportions. Mais ces préférences innées sont continuellement modulées par notre apprentissage culturel et nos expériences individuelles.

Comme le résument Aleem et collaborateurs : « L’objectivité et la subjectivité représentent deux manières différentes de construire des valeurs. L’objectivité opère à l’échelle de l’évolution, donc plus rigide et universelle. La subjectivité opère à l’échelle de l’apprentissage par renforcement, étant plus flexible et individualisée. »

En fin de compte, la beauté réside bien « dans l’œil de celui qui regarde » — mais cet œil est lui-même le produit d’une histoire évolutive commune et d’un parcours de vie singulier. Comprendre cette dualité nous libère des standards impossibles tout en nous invitant à cultiver ce qui, en nous, rayonne véritablement.

 

Sources : 

Aleem, H., Pombo, M., Correa-Herran, I., & Grzywacz, N. M. (2019). Is Beauty in the Eye of the Beholder or an Objective Truth? A Neuroscientific Answer.

Glenis, O. (2021). The Science Behind Beauty – Is Beauty Really Subjective? Erasmus University Rotterdam.

McMahon, J. A. (2012). Beauty. Oxford Bibliographies.

 

2 Commentaires

  1. Gallo

    Les études sociologiques montrent que les jugements sur la beauté convergent systématiquement donc il est faux de dire que la beauté est subjective.

    Réponse
    • Vivre Sa Région

      Bonjour et merci pour votre commentaire !

      L’article a été enrichi 🙂

      Réponse

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